12.

Mercredi 2 août

J’ai donné suite à ma promesse d’enquêter sur Astrid Galaxy. Si mes relations avec l’astrologie ont toujours été distantes jusqu’à présent, je dois reconnaître que j’ai bien du mal à rester de marbre devant ce chef-d’œuvre de féminité. J’ai trouvé sans difficulté une foule de renseignements sur Astrid Galaxy, de son vrai nom Aurore Brocardier. Ma première surprise est de taille. Nous sommes nés tous les deux la même année, le même jour du même mois à la même heure. Nos ascendants sont de même signe. Si incroyable que cela puisse paraître, je suis donc le jumeau astrologique de cette ravissante personne. Ce n’est pas pour me déplaire. À part ce point commun entre nous, le reste n’est que disparité.

 

Aurore Brocardier est la fille d’un trapéziste renommé et d’une danseuse qui navigua sur les plus prestigieuses scènes d’Europe avant de sombrer corps et biens dans l’alcool et la drogue. La pauvre enfant perd ses parents dans un accident alors qu’elle a un peu plus de six ans. L’histoire se passe à Atlanta lors d’une tournée du cirque Calvero en Géorgie. Stella Brocardier, qui avait appris que son mari la trompait avec une partenaire, but un soir plus que de raison, se rendit sous le chapiteau et grimpa complètement ivre tout en haut de l’échelle qui menait aux agrès. Son soliloque entrecoupé d’invectives alerta un garçon de piste, qui courut prévenir Jean-Baptiste Brocardier. Quand il arriva sur les lieux et qu’il vit que les filets n’étaient pas montés, l’acrobate ne fit ni une ni deux. Il escalada l’autre mât et, sans l’ombre d’une hésitation, se lança avec son trapèze vers la plate-forme où se trouvait son épouse. Déséquilibré par un mouvement de rejet de celle-ci, il tomba à la renverse et se tua sur le coup. Devant l’abomination de son geste, Stella Brocardier se précipita à son tour dans le vide, la tête la première. Un vrai mélodrame ! Victime d’un tel coup du sort, je ne m’étonne plus que cette petite orpheline se soit tournée vers les astres et les chemins divinatoires pour tenter d’exorciser un destin aussi tragique.

 

Mes courtes investigations m’ont fortement éclairé sur cette déesse que, par un vieux réflexe machiste dont j’ai honte aujourd’hui, j’avais d’emblée jugée sans cervelle. Les quelques interviews d’elle que j’ai visionnées me révèlent une personnalité de première force et démentent cette idée communément admise selon laquelle une très grande beauté cache une aussi grande vacuité. J’ai vu cette femme aux prises avec un parterre d’éminents scientifiques. Pour un peu elle les aurait convertis à ses idées ! J’ai pu me rendre compte de sa pugnacité dans un débat l’opposant à un journaliste qui l’avait traitée de fumiste. Je n’aurais pas voulu être à la place de ce malheureux.

Tour à tour redoutable ou brillante, fine jouteuse ou charmeuse universelle, notre voyante extralucide me paraît, par contre, totalement dépourvue de jugeote dans tous les domaines touchant de près ou de loin à sa vie sentimentale. Souscrivant sans doute au proverbe selon lequel les cordonniers sont les plus mal chaussés, la vie amoureuse d’Astrid Galaxy n’est qu’une suite ininterrompue de ratages magistraux. À se demander si elle ne le fait pas exprès !

 

Mercredi 2 août en soirée

Je mettais le dernier point à cette réflexion quand, huit heures approchant, je me suis enquis des nouvelles du monde. Ce que j’ai vu m’a stupéfié. Astrid Galaxy, que je venais tout juste de quitter entre les bras puissants d’un lanceur de javelot, m’est apparue enlacée par le président Borganov en personne. Je suis consterné ! Je veux bien tout accepter, mais la seule idée que ce type… Comment peut-elle se donner à cette ordure ? Quand j’ai vu la face couperosée, le nez tavelé, le menton barbichu du grand potentarque à côté du charmant minois de la devineresse, j’ai noyé mon indignation dans une demi-bouteille de cognac.

Ce couple est une injure à la nature. Il est aussi incongru que le viol d’une gazelle par un orang-outan. Cet exemple va perturber nos enfants, leur donner des cauchemars et, qui sait, amener dans les rangs des générations futures une légion de vieilles filles traumatisées et de célibataires sexophobes. Il faut avoir une sacrée vocation de martyre pour se faire couvrir par cet amas de chair flasque, suant, éructant, bavant. Non ! Pas cela ! Je demande grâce ! Il s’agit d’une mésalliance désapprouvée par les astres, un cas d’incompatibilité zodiacale qui pourrait nous mener à la désatellisation des lunes de Jupiter.

 

Jeudi 3 août

Je me suis réveillé avec une solide gueule de bois.

« L’homme inférieur invente le mépris », m’a soufflé le prince.

 

Samedi 5 août

J’ai pris mes dispositions pour rendre mon journal indécryptable par un autre que moi. Cette décision m’en coûte, car j’ai perdu ce rapport à la plume et au papier, que j’aimais, pour revenir à des touches et à des lettres lumineuses. Je regrette le climat frondeur de mon entreprise, ce danger permanent d’être démasqué avec lequel j’arrivais finalement à faire bon ménage. Clovis peut être tout à fait rassuré à présent. Mes états d’âme et mes secrets sont redevenus volatils et je peux les exprimer sans frein sur mon portable. Je ne m’inquiète pas actuellement de la manière dont je laverai ma famille de toutes les accusations qui nous ont avilis. Je me contente d’écrire, d’engranger, d’abattre sans retenue mon histoire, d’extraire de la glaise des médisances cette vérité hurlante que je ferai éclater un jour. Cela n’effacera rien des souffrances que nous avons endurées, mais le monde a besoin de ce témoignage comme il a besoin de la sagesse du prince.

 

Samedi 12 août

Je mets la dernière main aux deux cents secondes de Nielsen garanti véritable de ce mois. J’ai passé en revue tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. À chaque fois, je veille à accentuer imperceptiblement le vieillissement de l’homme d’affaires. Cela se joue sur des détails infimes, qui ont tous leur importance. Entre le visage du début et celui de maintenant, les différences deviennent substantielles. Le financier est censé avoir soixante-dix-sept ans. Ce travail sur l’usure du temps est particulièrement délicat, car il touche à tous les détails de son corps : ses cheveux, ses yeux, le ridement de sa peau, son maintien. Il recouvre aussi la modification de sa voix, le flux ralenti de son parler. Tout l’art consiste à garder à mon personnage sa force vitale et morale sans le séniliser ni le présenter comme un être souffrant. Tel que je l’ai façonné, Nielsen est un merveilleux et solide vieillard, embelli par l’âge autant que par la noblesse de son combat.

J’ai une tendresse particulière pour cette séquence que je peaufine. Elle développe une pensée du prince qui entre fort en résonance avec ce que je vis depuis ce jour où je me suis mis à écrire ce journal : « Si quelque chose s’oppose à toi et te déchire, laisse croître, c’est que tu prends racine et que tu mues. Bienheureux ton déchirement qui te fait t’accoucher de toi-même. »

L’arrière-plan que j’ai choisi pour Nielsen est l’intérieur d’un kiosque à journaux dans l’artère d’un grande ville qui pourrait être New York, Baltimore ou Boston. Parmi les photos chocs exposées, celles du tremblement de terre qui a secoué les Balkans la semaine passée. Des morts, des disparus, des milliers de gens appelés à reconstruire.

Je ne sais jamais à l’avance quel thème je vais aborder. Je marche à l’intuition. C’est tantôt l’actualité qui me fournit mes sujets, tantôt des réflexions issues de mon quotidien. Ma liberté n’a jamais été entravée par des directives de la Nielsen Depol Foundation. Le seul retour que j’aie de mes séquences est mon passage ou mon non-passage sur les chaînes. Jusqu’à présent, j’ai connu trois fois le désagrément d’être censuré par le groupe, pour des raisons qui m’ont paru pertinentes après coup. Il est difficile sinon impossible quand on travaille en solitaire de rester bon juge de ce que l’on produit. Ainsi, l’année passée, ils ont enlevé treize secondes à un de mes sujets. J’avais inclus dans l’image des vues d’un immeuble qui situait ma prise sur une esplanade de Buenos Aires en effervescence continuelle. Le moindre appel à témoins aurait établi que Nielsen n’avait jamais été filmé là-bas.

Quand je sors du mitonnage d’une séquence, je passe toujours par une période d’angoisse qui dure plusieurs jours. Je dors mal, j’ai des nausées. C’est tout le mensonge inhérent au processus qui me remonte d’un seul coup. Six ans que je berne le monde avec les directives d’un mort. Il viendra bien un jour où quelqu’un percera mon secret. J’imagine ces millions d’admirateurs à qui Nielsen a rendu l’espoir et qui ont besoin de ses encouragements saisonniers pour continuer leur action. Quelle déception serait la leur s’ils apprenaient que toutes ses apparitions depuis une demi-douzaine d’années sont l’œuvre d’un infirme confiné à Niort dans un appartement de quatre-vingt-quatre mètres carrés. Combien de fois n’ai-je pas réfléchi à ce que j’invoquerais pour ma défense dans l’hypothèse où je serais démasqué. J’arguerais bien que l’Espagne a refoulé les Maures en 1099 en mettant à la tête de son armée le cadavre du Cid lié sur son cheval, mais ça ne convaincra personne.

Vivement le retour de mes parents que je puisse boucler ma dernière séquence, celle où Nielsen appellera Alexandre Carvagnac à sa succession. J’attends ce moment comme une délivrance. Je vivrai ma propre libération autant que la leur. Quel bonheur ce sera de les revoir, de se trouver réunis ! Je pourrai enfin m’inviter chez Clovis en toute quiétude, faire la connaissance de sa compagne, de sa petite princesse, simplement regarder mon frère quand il sculpte. J’irai rendre visite à Mose et à d’autres amis. Je fréquenterai de nouveau les théâtres et, qui sait, j’irai faire un tour sous d’autres latitudes pour voir à quoi ressemble ce monde convalescent que d’aucuns disaient irrémédiablement condamné il y a un peu plus de trente ans. J’ai une de ces fringales de bouger, à telle enseigne que je ne refuserais pas aujourd’hui de descendre avec mon père dans une fosse magmatique ou de me faire porter au-dessus de l’Everest par des alpinistes tibétains pour goûter à la virginité des cimes et surplomber le monde. Moi qui n’ai jamais voyagé autrement que dans l’espace cadré d’une image insipide et inodore, me voilà rêvant de descendre la Meuse en chaland, l’Orénoque en pirogue, le Mékong sur un radeau de bambou. Ah ! que j’aspire à ce large !

 

Mercredi 16 août

Mon appartement donne sur un petit parc ombragé par de vieux arbres et fort joliment agrémenté d’arbustes à fleurs dont les tonalités se succèdent au fil des saisons. Il ne fait pas trop chaud ce matin. J’ai ouvert ma porte-fenêtre et j’ai pris un peu de soleil sur le balcon. Un délice à goûter les yeux fermés ! J’ai mis un point final à mon trente-septième montage. Dans la continuité du document, je demande à la Nielsen Depol Foundation de me mettre en rapport personnel avec Elias Potsanis. Je la menace de tout laisser tomber si elle ne satisfait pas à mon exigence. J’espère être enfin entendu ! Tante Brenda emporte la pastille demain. Sauf imprévu, la séquence arrivera à Cuba mardi dans la soirée.

Des piaillements d’oiseaux entremêlés de cris d’enfants arrivent jusqu’à moi. La joie est estivale. À quelques mètres en contrebas, une dizaine de garnements en vacances se dépensent sur une aire de jeux. J’entends le grincement cadencé d’une balançoire, exactement comme dans notre jardin jadis. L’enfance reste le lieu de tous mes regrets. Je l’ai observée du haut d’un balcon comme je le fais aujourd’hui. Je ne l’ai pas vécue. C’est ma faute ! Je n’osais pas. On ne se console pas d’avoir manqué son enfance. Aujourd’hui encore, quand j’entends les mômes du quartier qui jouent à cache-cache, je tends l’oreille dans l’espoir de saisir un prénom de fillette dont je ne me suis jamais défait. Capter ne fut-ce qu’une intonation qui me rappelle l’absente et je serais comblé de bonheur !

J’ai passé le restant de ma journée à dessiner le visage d’Esther tel qu’il doit être aujourd’hui. Je suis parti du portrait que j’ai fait d’elle enfant. J’ai battu le rappel de mes souvenirs pour actualiser ses traits. Ce n’était pas simple.

Notre dernière rencontre remonte à treize ans, le jour où on a enterré Marjorie. L’ai-je seulement regardée alors ? Je ne pense pas. J’étais accablé d’un tel chagrin que je n’ai vu personne. Toute cette période de ma vie me laisse d’ailleurs les images troubles d’une vitre frappée par la pluie. Nous n’avons rien pu nous dire non plus. Qu’est-il possible de communiquer dans ces moments de détresse ? Comment échapper au caniveau des formules toutes faites, des accolades maladroites, des expressions forcées ?

Esther m’a écrit peu après. Tout ce qu’elle disait dans sa lettre était sensible et réconfortant. J’ai rangé ce courrier comme un bien précieux, avec amour. Je ne lui ai jamais répondu.

Le départ de Marjorie fut pour moi la première vraie rencontre avec la mort. J’ai du mal à évoquer ce deuil. Je suis même incapable de parler de ma sœur sans que ma voix se voile et, même lorsque je repense à des moments heureux que nous avons partagés ensemble, je garde toujours en fond, nimbant les images heureuses, le halo violacé de son basculement.

On m’a raconté qu’Esther a suivi des cours d’art dramatique et qu’elle s’est mariée avec un metteur en scène important. Je dis « on » pour ne pas dire « l’écran ». C’est ce maudit rectangle qui m’a appris l’exode de mon amour d’enfance.

Il y a quatre ou cinq ans, je suis allé la voir. Elle jouait dans un Marivaux au grand théâtre de Poitiers. Je ne me souviens plus de la pièce. Par excès de timidité, je m’étais installé dans un coin sombre. Elle n’a pas pu s’apercevoir que j’étais là. Elle portait une robe allant du sanguine au saumon clair, qui soulignait divinement la finesse de sa taille et donnait à sa poitrine l’ampleur d’un bouquet épanoui. Ses cheveux longs dévalaient en boucles brunes sur ses épaules nues. Elle était belle et inaccessible comme une peinture d’infante. Je me suis enfui avec mon trouble à la tombée du rideau. Pendant le trajet qui me ramenait à la maison, je fondis en larmes, ne sachant que trop où cet épanchement prenait sa source.

Je ne suis plus jamais retourné au théâtre depuis.

Le Puisatier des abîmes
titlepage.xhtml
puissatier des abimes pour epub_split_000.htm
puissatier des abimes pour epub_split_001.htm
puissatier des abimes pour epub_split_002.htm
puissatier des abimes pour epub_split_003.htm
puissatier des abimes pour epub_split_004.htm
puissatier des abimes pour epub_split_005.htm
puissatier des abimes pour epub_split_006.htm
puissatier des abimes pour epub_split_007.htm
puissatier des abimes pour epub_split_008.htm
puissatier des abimes pour epub_split_009.htm
puissatier des abimes pour epub_split_010.htm
puissatier des abimes pour epub_split_011.htm
puissatier des abimes pour epub_split_012.htm
puissatier des abimes pour epub_split_013.htm
puissatier des abimes pour epub_split_014.htm
puissatier des abimes pour epub_split_015.htm
puissatier des abimes pour epub_split_016.htm
puissatier des abimes pour epub_split_017.htm
puissatier des abimes pour epub_split_018.htm
puissatier des abimes pour epub_split_019.htm
puissatier des abimes pour epub_split_020.htm
puissatier des abimes pour epub_split_021.htm
puissatier des abimes pour epub_split_022.htm
puissatier des abimes pour epub_split_023.htm
puissatier des abimes pour epub_split_024.htm
puissatier des abimes pour epub_split_025.htm
puissatier des abimes pour epub_split_026.htm
puissatier des abimes pour epub_split_027.htm
puissatier des abimes pour epub_split_028.htm
puissatier des abimes pour epub_split_029.htm
puissatier des abimes pour epub_split_030.htm
puissatier des abimes pour epub_split_031.htm
puissatier des abimes pour epub_split_032.htm
puissatier des abimes pour epub_split_033.htm
puissatier des abimes pour epub_split_034.htm
puissatier des abimes pour epub_split_035.htm
puissatier des abimes pour epub_split_036.htm
puissatier des abimes pour epub_split_037.htm
puissatier des abimes pour epub_split_038.htm
puissatier des abimes pour epub_split_039.htm
puissatier des abimes pour epub_split_040.htm
puissatier des abimes pour epub_split_041.htm
puissatier des abimes pour epub_split_042.htm
puissatier des abimes pour epub_split_043.htm
puissatier des abimes pour epub_split_044.htm
puissatier des abimes pour epub_split_045.htm
puissatier des abimes pour epub_split_046.htm
puissatier des abimes pour epub_split_047.htm